Il est des opposés, comme le blanc et le noir...
Comme l'amour et la haine, le matin et le soir,
La montagne et la mer, la pluie et le beau temps,
Et bien d'autres encore, depuis la nuit des temps...

La Vallée Oubliée. Un territoire libre, sauvage, où tout reste à explorer. Une terre où les amateurs de solitude sont les bienvenus. Et justement, c’était le cas de Pandore.
La sombre espionne de la Tribu des Voix de l'Eau, le pelage soyeux fouetté par de fortes bourrasques, avançait tranquillement au milieu de l'herbe bleu-vert. Elle avait entendu parler de cette terre perdue, d'où -soit-disant- aucun loup n'était revenu. Le goût alléchant de l'aventure s'étant emparé de la femelle noire, elle était donc partie vers cette vallée.
Le ciel était nuageux, le vent malmenait la verdure et les branchages, l’air était chargé d’électricité, le temps n’était pas très accueillant.

*Ça sent l’orage…*

Se dit Pandore.

Soudain, une lointaine effluve parvint jusqu’au museau de la louve. Une odeur d’un de ses semblables : une autre femelle de sa tribu était dans les environs.

*Même ici je n’arrive pas à être seule. C’est désespérant.*

Maugréa-t-elle dans sa tête.

Les rafales se faisaient de plus en plus violentes, et l’espionne avisa un gros rocher formant une petite grotte à l’abri de vent et de la tempête que se préparait. Elle alla se coucher en sphinx dans son nouveau refuge, observant la roche grise du bas plafond.
Un frêle papillon blanc voleta près de Pandore. Elle se souvint alors des paroles d’un vieux loup de sa meute, mort il y a maintenant quelques printemps : il disait qu’un seul battement d’aile d’un papillon à un bout du monde provoquait un ouragan à un autre bout. Il expliquait que c’était une métaphore pour expliquer une réaction en chaîne. Cependant, à cette époque, la femelle de la tribu des Voix de l’Eau était encore jeune, et elle ne prêtait pas trop attention aux propos d’un doyen grincheux et lunatique. Mais à présent…

« Alors ce serait à cause d’un de tes congénères que l’on aurait ce mauvais temps ? »

Demanda-t-elle à l’insecte volant.

« Pourquoi pas… »

Tout d’un coup, elle se rendit compte que le fumet familier qu’elle avait senti était plus fort maintenant. Elle se mit donc en position assise, mystérieusement majestueuse dans sa robe de nuit, ses yeux d’un bleu glacial fixant l’entrée de la grotte de fortune.

On dit souvent, que les opposés s'attirent, que de l'un, l'autre s'inspire,
On dit souvent, que les opposés s'accrochent, que de l'un, l'autre s'écorche,
On dit souvent, que ces deux pôles s'enracinent, l'un dans l'autre, s'agglutinent,
On dit souvent, que ces deux pôles s'embrasent, l'un et l'autre, s'apprivoisent...

A l’extérieur de la petite grotte, Pandore vit une louve au pelage d’un blanc immaculé et une paire d’yeux d’un bleu profond s’avancer vers elle. Cette nouvelle-venue ne semblait pas pouvoir discerner l’odeur de la noiraude. La phrase que l’inconnue lança confirma cette hypothèse :

« Qui est là ? »

La sombre femelle détailla de son regard de glace sa congénère : elle devait avoir à peu près le même âge que Pandore, ou peut-être était-elle un peu plus jeune que le canidé noir. Elle était fine et svelte, comme l’espionne au poil couleur de nuit. Ses yeux aussi ressemblaient à ceux de la louve au pelage corbeau, cependant, l’une les avait doux, calmes, empreints d’une gentillesse apparente. L’autre les avait froids, dur, perçants, emplis d’un mystérieux aura austère et glacial à donner des frissons tout le long de l’échine.

La belle louve blanche s’approcha encore un peu, osant une patte à l’intérieur de la grotte.
Pandore se leva, s’avança vers elle et, ignorant la question qui venait de lui être posée, lança d’un ton dénué de toute expression :

« Viens te mettre à l’abri, la tempête va bientôt éclater. »

Puis elle alla se recoucher gracieusement et sans un bruit un peu plus loin.
Pour une raison qu’elle ne connaissait pas, la ténébreuse espionne avait envie d’en savoir plus sur sa nouvelle interlocutrice.

Tantôt jour, tantôt nuit,
Nos deux cœurs souvent se sont dis,
Le vrai comme le faux,
Les silences comme les mots,
On dit souvent, que les opposés s'attirent,
Que de l'un, l'autre s'inspire,
Nos deux cœurs souvent en désaccord,
Recherchent pourtant les mêmes accords...

La jolie femelle blanche rentra enfin dans la petite grotte, mais resta tout de même près de l’entrée. Au dehors, un puissant bruit sourd se fit entendre et une averse crépita sur le sol de la Vallée Oubliée, malmenée çà et là par des vents hurlants.
Pandore ne détachait toujours pas son regard de glace de sa congénère. Et enfin, elle lui dit d’un ton détaché :

« Je m’appelle Pandore. Je suis espionne dans la même tribu que toi, tu as dû t’en rendre compte… Et toi, qui es-tu ? »

Cette louve était décidemment très belle. En vérité, les deux femelles étaient magnifiques… mais chacune à sa manière. Plus la noiraude détaillait son interlocutrice, plus une vision la frappait : celle d’un corbeau et d’une colombe, volant librement dans un ciel à la fois orageux et paisible. Au bout d’un moment, cette scène ne la quitta plus, restant fichée entre ses yeux et le monde extérieur, lui brouillant légèrement la vue et lui donnant la migraine. Elle secoua vivement sa délicate tête, et l’image disparue -ainsi que son mal de crâne et le brouillard virtuel-, aussi vite qu’elle était arrivée. Interloquée, elle resta quelques instants les yeux écarquillés et la gueule entrouverte, puis se ressaisit aussitôt.
Pandore porta alors son attention sur une feuille déchirée qui venait d’entrer dans la grotte de fortune.

Aujourd’hui même il faut trouver des leviers énergiques
Pour qu’enfin les deux mondes s’unissent sans crainte de l’étranger
Et que chaque jour commence sous une pluie de pétales
Où la lune chantera des poèmes aux étoiles
Et que le soleil caresserait de ses rayons
Le doux visage de la mère terre et ses vallons...

Dans la Vallée Oubliée, les éléments se déchaînaient de plus belle. Le vent faisait craquer les rares arbres, aplatissait l’herbe bleu-vert, répercutait son terrible hurlement contre les flancs des montagnes avoisinantes. Au ciel, d’épais nuages noirs, violacés par endroits, s’entrechoquaient dans de menaçants grondements, libérant une énorme puissance électrique qui déchirait les cieux en zébrures par intermittences. Les cieux pleuraient leur rage en un formidable déluge frappant la terre sans ménagements.
Dans la petite grotte, abritées de la tempête qui sévissait, les deux louves continuaient leur discussion calmement. La femelle au pelage digne de la plus belle colombe tourna sa délicate tête vers Pandore et posa ses yeux d’un bleu empli de bonté sur elle.

« Je me nomme Perle, en effet j'ai remarqué que nous étions du même clan et tout comme toi je suis espionne. » Répondit-elle.

La noiraude baissa légèrement les paupières dans un signe de bienveillance et esquissa un léger sourire. Elle n’avait employé cette expression que trop peu de fois dans sa vie, et en cet instant, elle ne comprit même pas pourquoi elle réagissait comme cela.

*Perle… Ce nom lui va si bien. Il est aussi blanc et pur qu’elle. Et elle est espionne… comme moi.*

Pensa-t-elle.

La dénommée Perle alla se placer face à la louve couleur corbeau et elle sembla la détailler.
Le visage toujours aimable, Pandore reprit la parole :

« Alors comme ça nous avons le même rang dans notre meute. Nous devons aimer toutes les deux explorer les différents territoires comme celui de la tribu des Hurlements du Vent, des Griffes de la Terre et… des Crocs de Feu… »

Sans le faire exprès, elle avait marqué un temps d’arrêt avant de citer ce dernier clan. Mais une autre chose l’intriguait pour le moment : jamais elle n’avait eu autant envie de discuter avec un de ses congénères. C’était très troublant.

Depuis la nuit des temps,
Toutes les forces ont des aimants.
Et malgré une abondante opposition,
Elles sont en constante attraction...

La dénommée Perle lança un franc sourire à la femelle au pelage corbeau.

« Non, je ne vais pas dans celui du Feu, je me confonds mal avec leurs couleurs sombres. Je préfère m'infiltrer dans le territoire du clan du Vent. » Répondit la louve couleur colombe.

Effectivement, il était plus facile pour Pandore que pour elle de se mélanger à la tribu des Crocs de Feu.
La douce lupine observait d’un air songeur la noiraude depuis un petit moment, lorsque cette dernière lui lança :

« Sans vouloir paraître indiscrète, connais-tu beaucoup de loups des autre meutes ? »

Cette question la taraudait depuis quelques temps. Son statue ne servait-il pas à découvrir les points faibles des tribus adverses ? Or, Pandore n’appréciait pas tellement discuter pendant des heures avec quelqu’un. Alors il lui arrivait de douter de son efficacité en temps que qu’espionne… Mais elle n’en parlait à personne. D’ailleurs, à qui pourrait-elle en parler, puisqu’elle n’était proche d’aucun de ses congénères ?
Un voile de tristesse passa sur ses yeux de glace. Certes, elle aimait la solitude, mais des fois elle devenait pesante.

Voici que les forces contraires
Plus cruellement se font la guerre ;
Mais cela ne pourra jamais les empêcher
De mutuellement s’attirer...

La dénommée Perle ouvrit de grands yeux suite à la demande posée par Pandore. Elle semblait prise au dépourvu, et répondit sur le ton de la réflexion :

« Mmh...Je pense, disons... que je dois connaitre sans être connue, le but est d'obtenir des informations, pas de connaitre les autres loups... Je fais juste en sorte de ne pas oublier leurs noms ou des choses importantes de ce genre... Ai-je répondu à ta question ? »

Cette réplique rassura quelque peu la sombre femelle : certes, savoir les petits défauts des meutes adverses était très important, mais connaître sans être connu était tout aussi primordial. Ce qui signifiait que la noiraude n’avait pas besoin de parler aux autres lupins. Évidemment elle savait déjà tout cela, néanmoins, l’entendre dire par quelqu’un d’autre renforçait ses convictions.
Puis soudain, sans prévenir, la carapace invisible qui enveloppait la ténébreuse espionne d’un voile de mystère et de neutralité, repoussant tout sentiment de son visage, se reforma, et le regard transperçant de Pandore reprit son indifférence habituelle. C’en était fini des sourires bienveillants…

La louve aux teintes de neige reprit la parole :

« Tu es toujours seule ainsi ? Tu n’étais avec personne quand je suis arrivée alors que la plupart des loups sont au moins deux... »

Cette phrase interloqua la femelle au pelage de nuit, cependant elle n’en laissa rien paraître.
Elle lui lança d’un ton flegmatique et détaché :

« Je préfère être seule… que mal accompagnée. Mais je ne dis pas ça pour toi. »

Elle avait rajouté cette dernière précision car, au fond, elle ne voulait pas blesser Perle.

Dehors, le temps était toujours à la tempête. A l’entrée de la grotte, une flaque d’eau s’était formée. En la regardant, Pandore se vit, avec l’autre femelle de la tribu des Voix de l’Eau. L’image du corbeau et de la colombe volant dans un ciel oscillant entre chaos et quiétude s’imposa encore une fois dans son esprit.

Tout d’un coup, elle se leva gracieusement, et sortit sous l’averse frappant la Vallée Oubliée, s’asseyant majestueusement en leva la tête vers les cieux en furie.
Elle aimait plus que tout le contact de la pluie sur son pelage soyeux.

Pandore se mit alors à pousser un des plus beaux et des plus tristes chant qui existent : le hurlement du loup. Elle avait une voix grave, mais emplie d’émotions qu’elle ne pourra certainement jamais exprimer physiquement.

L’eau fraîche coulait sur le pelage de Pandore en formant des centaines de petits ruisseaux. La ténébreuse louve se sentait tellement bien qu’elle aurait pu rester une éternité assise là, sous une averse de plus en plus forte, quand une lumière vive la ramena à la réalité. Il s’en suivit un bruit sourd et menaçant, comme deux montagnes qui s’entrechoquent.

*Le tonnerre…*

Songea la femelle couleur corbeau.

Soudain, un léger bruit attira son attention vers la grotte derrière elle. C’est là qu’elle vit Perle, blottie au fond de cet abri de fortune, cachant sa tête entre ses pattes, l’air apeurée.
La noiraude se leva et alla la rejoindre, se couchant en sphinx à ses côtés. Son regard toujours aussi indifférent, elle lui demanda :

« Est-ce l’orage qui te met dans cet état ? »

Elle plongea ses yeux de glace dans ceux effrayés de la louve blanche. Un sentiment étrange venait de s’installer dans son esprit, et cela perturbait la sombre espionne. Un besoin difficilement résistible la poussait à rassurer sa congénère.
C’est alors qu’elle fit une chose qui la surprit elle-même : elle se pelotonna contre Perle, et posa sa gracieuse tête sur la nuque de la femelle au pelage de neige, dans un geste protecteur.

« Ne t’inquiète pas. Tu ne crains rien. »

Lui dit Pandore d’un ton détaché.

Oublier l'absence, retrouver la part manquante.
Elle est mon âme, mon inséparable.
Tenir la distance, assassiner le temps.
Elle est mon âme, mon indispensable...

La douce chaleur que dégageait Perle fit naître dans l’esprit de Pandore un sentiment étrange, qu’elle n’avait jamais ressentit auparavant : une émotion agréable, qui enveloppa d’une caresse le cœur de la louve au pelage de nuit.
La femelle blanche se détendait un peu, mais à chaque grondement, ses muscles se crispaient. La ténébreuse espionne posa sur elle un regard indifférent en apparence, mais pourtant emplit de bienveillance.
Perle finit par s’endormir, murmurant un remerciement à l’égard de la noiraude.

La tempête finissait, et déjà, on pouvait apercevoir une éclaircie dans le ciel orageux.
Alors tout doucement, Pandore se leva, et sortit sans bruit de la grotte, pour ne pas réveiller l’autre louve.
Soudain, un magnifique spectacle s’offrit à la sombre femelle : les cieux étant dégagés de tout nuage, un sublime arc-en-ciel dessinait une arche au dessus de la Vallée Oubliée.
Retournant dans l’abri de roche, elle tapota légèrement l’épaule de Perle en lui chuchotant :

« Viens voir, il ne faut pas que tu rates ça. »

Elle alla se rassoir à l’extérieur, attendant sa congénère. C’est alors que cette vision entêtante s’afficha de nouveau dans son esprit : le corbeau et la colombe, volant haut dans le ciel. Cependant, il y avait une différence dans le tableau : les deux oiseaux étaient tout proches d’un arc-en-ciel, curieusement semblable à celui qui surplombait les terres d’Estryä en ce moment-même.

Dors mon ange
Dans l'éternelle candeur
Dors mon ange
Le ciel est ta demeure
Vole mon ange
Le temps pansera ma douleur...

« C’est magnifique… »

Pandore et Perle admiraient le splendide arc-en-ciel qui s’étirait dans une belle arabesque dans les cieux d’Estryä.
La louve au pelage de neige tourna la tête vers la noiraude d’un air gratifiant. Puis, au bout d’un petit moment, elle lui dit en s’étirant avec un sourire franc et heureux :

« Je pense que je vais partir, pour ne pas te déranger plus longtemps, je suis très contente d'avoir fait ta connaissance. »

Sans s’en rendre compte, la femelle couleur de nuit était déçue. Elle aurait bien aimé rester encore avec Perle, mais elle savait très bien que son instinct l’attirerait d’ici peu vers d’autres territoires…
Alors elle lui répondit :

« Moi aussi je vais m’en aller. Cette journée n’était pas si mauvaise finalement. A bientôt Perle, prends soin de toi. »

Et, sans un regard pour sa congénère, elle partit en direction de la frontière, vers la Forêt d’Ombre.
Tout en marchant tranquillement pour sa nouvelle destination, elle pensa à sa vision.

*Qu’est-ce que cela peut-il bien vouloir dire ? Enfin, je verrais…*

Soudain, sans prévenir, la carapace de neutralité et d’indifférence qui enveloppait le cœur de la sombre espionne qui s’était fêlé en présence de la louve blanche se renforça, plongeant le regard de Pandore dans sa froideur habituelle.
Il en faudra plus pour libérer les sentiments de la ténébreuse femelle…

[RP fini]