Mes pattes foulaient le sol sans un bruit, j'avançais vite et d'un pas souple. J'avais beau marcher depuis l'aube, la fatigue ne se faisait pas ressentir. Ou alors je n'en avais seulement pas conscience. Après tout, j'étais bien arrivé jusqu'à ce cimetière sans m'en rendre compte. Moi qui n'appréciais pourtant que très très faiblement la mort quelque soit sa forme d'expression, je venais d'atterrir dans le Cimetière Interdit. Ce lieu, que tous les loups préféraient éviter, ne m'inspirait rien de bien. Il était la dernière demeure de beaucoup de loups. Et tous s'accordaient à dire qu'il y traînait quelques sombres histoires et qu'il n'était guère inhabituel d'y croiser des fantômes du passé, des fantômes n'ayant rien d'amical.
Mon corps n'avait pu me mener ici par pur hasard. Il y avait forcément une raison. Et celle-ci m'apparut clairement lorsque je les vis. Les tombes de mes parents. Les étoiles qui scintillaient dans le ciel les éclairaient d'une lueur blafarde et inquiétante. Je n'aimais pas cela. Pas du tout. Et les murmures sinistres qui me parvenaient de tous côtés me plaisaient encre moins. J'avais beau être de bonne nature, tout sujet se rapportant à nos parents à moi et Sann, ma sœur chérie, m'obscurcissait l'esprit. Alors peut-être bien que ces bruits tout autour de moi n'étaient que les fruits de mon imagination. Quoi qu'il en soit, je ne pus m'empêcher de tressaillir lorsqu'un souffle de vent fit atterrir une multitude de feuilles mortes sur les deux tombes de marbre de mes défunts parents.
Il ne me fallut que quelques secondes pour me trouver pile en face des sépultures. Une larme alla s'écraser en silence entre elles tandis que je lisais les prénoms gravés avec des griffes sur la pierre blanche et sobre. Qu'ils me manquaient...

Le craquement d'une branche, derrière moi, me fit sursauter. Ce ne pouvait cette fois être un son sortit tout droit de mon imagination car déjà l'odeur d'un loup me parvenait au museau. Je lançais, sans me retourner:

- Qui est là?

Il y eu un silence presque gêné derrière moi, puis une voix s'éleva, comme à regret:

- C'est moi, Aion.

En effet, j'avais reconnu son odeur un instant avant qu'il ne parle. Je connaissais le mâle de vu, c'était un chasseur de la Tribu de l'Eau. Le meilleur sans doute, par ailleurs. Même si cela n'empêchait pas le fait que son caractère n'était guère apprécié de la plupart de ses camarades.
Quoi qu'il en soit, la voix de Aion laissait deviner qu'il n'était pas très à l'aise et n'appréciait que très moyennement de s'être fait remarquer.
Néanmoins, il se rapprocha de moi. L'entendant faire cela, je séchais mes larmes d'un rapide coup de patte. Je ne me faisais pas trop d'illusion, il avait bien du voir que je pleurais, mais je préférais tout de même sauver un minimum les apparences.
Le loup vint se poster à mes côtés, et je l'observais du coin de l’œil tandis qu'il regardait d'un air intrigué, ou juste curieux, les tombes devant lesquelles je m'étais arrêté. Je crus utile de préciser dans un souffle:

- C'est là que mes parents reposent.

"En paix je l'espère", pensais-je.
J’eus une brève pensée pour le clan de l'air. Je n'étais plus sûr de mes intentions à son égard. Ils nous avaient volé nos parents, à moi et Sann, mais force était de constater, au fil du temps, que ma soif de vengeance n'était pas utile et que j'avais fait grande erreur en embarquant ma petite sœur là-dedans. C'est une perte de temps, elle ferait mieux de profiter du cadeau qui lui a été fait: la vie. Et j'avais fait de mon mieux, à la mort de nos géniteurs, pour lui en offrir une belle. Décidément, il allait falloir que je trouve le temps, le courage et surtout les mots adéquats pour lui expliquer que cette vengeance, à part finir par la ronger de l'intérieur, ne mènerait à rien. Après tout, ce n'était pas une tuerie de plus qui ramènerait nos parents à la vie, loin de là. Je voulais qu'ils soient fiers de nous, et cela ne passait pas forcément par une sanglante vengeance envers les hurlements du vent. Je m'en voulais de ma haine pour eux, et je m'en voulais encore plus d'y avoir mêlée Sann. Je ne pouvais cependant pas m'empêcher de les détester de tout mon être.
Je secouais la tête avec vigueur pour chasser ces pensées de mon esprit, et engageais la conversation tant bien que mal avec le chasseur:

- Qu'est-ce qui t'amène par ici? Sûrement pas l'ambiance festive du lieu, ajoutais-je avec un sourire amusé à son adresse.

J'avançais une patte vers l'une des tombes pour en dégager l'écriture et enlever poussières, feuilles et autres.

Aion me répondit d'un ton ironique quelques minutes après un lourd silence:

-Je marche. Je chasse. Je découvre. Je sors du camp, quoi.

Il semblait agacé. Et en même temps, passablement ennuyé. Je ne compris par pourquoi, et prenais alors le parti de ne pas réagir, de faire comme si rien ne s'était passé.
Pensant à ce qu'il venait de dire, je me dis qu'il avait sans doute pensé ne trouver personne en ce lieu et que c'était donc peut-être moi qui était à l'origine de l'agacement qui perçait dans sa voix.

Je perçu également un changement dans son attitude lorsqu'il me vit nettoyer le marbre des tombes. Il sembla que ma conduite l'amusait. Je ne m'énervais pas pour autant et fit comme si de rien n'était. Et cela n'aurait sûrement pas changé si il n'avait alors ajouté::

-La tombe de tes parents, hein? Ils doivent être content maintenant: plus de cris, de guerres, d'enfant à surveiller. Le belle vie, quoi. Ha ben non, en fait, c'est la belle mort.

Sa voix était ironique. Il y perçait de la méchanceté pure et tout à fait gratuite. Ses mots me firent l'effet d'une décharge électrique, et je sursautais violemment, tentant tant bien que mal de contenir les tremblements de mes membres. De tout mon corps en fait.
Mon coeur battait à cent à l'heure, et je sentis immédiatement qu'autre chose que du sang coulait dans mes veines. Je respirais un grand coup.
Je me devais de rester calme. Moi qui d'habitude me contenait sans peine et faisait toujours preuve d'un grand sang-froid, il allait suffire de quelques mots pour me troubler et me faire perdre le contrôle? Non, il n'en était absolument pas question.

J'eus un nouveau sourire tendis que mes membres cessaient totalement de trembler, et je me redressais d'un air digne. Je me tournais ensuite pour regarder Aion, qui semblait particulièrement satisfait de ce qu'il venait de me dire. Je me sentis sur le champ très haineux à son égard. Mais je me contins, toujours souriant. Je n'allais tout de même pas m'énerver sur un camarade de Tribu à cause de quelques mots.
Bien sûr la souffrance était grande en mon cœur à cause de ce qu'il avait osé me dire. Toutefois, je ne craquerais pas.

Je me rassis donc, faisant de mon mieux pour dissimuler la raideur de mon corps.

- A ta place j'éviterais de jouer à ce genre de jeu. De la part d'un loup que sa famille a toujours rejeté, je trouve que tes mots ne sont guère approprié. Tu peux faire beaucoup de mal avec eux, c'est vrai. Mais moi tu ne m'aura pas.

Je laissais mes mots faire leur effet puis ajoutais:

- Si tu t’ennuies va jouer ailleurs mais ne cherche pas à faire de moi ton ennemi ni à me faire du mal en paroles cruelles.

Je regrettais d'avoir été si près de perdre le contrôle. Et aussi d'en arriver à menacer, même implicitement, le chasseur.

Aion avait semblé déçu que je ne m'en prenne pas à lui physiquement à la suite de ses mots blessants. Personnellement, j'étais plutôt assez fier de mon self-contrôle.

Mes premières paroles eurent l'air de le troubler et de provoquer un conflit intérieur chez le chasseur. Je ne pensais pas avoir touché juste, avoir mis la griffe sur un point aussi sensible pour lui. Je m'en voulus aussitôt, tandis qu'une expression qu'on m'avait souvent répétée me revenait en tête: Ne fais pas aux autres ce que tu n'aimerais pas que tu fasses. J'eus alors pitié de Aion et honte de moi. Il n'était pourtant pas dans mes habitudes d'ainsi blesser un congénère, même verbalement. Mais le mal était fait. Et je ne m'excuserais pas, pas au vu de ce que lui avait osé dire au début.

Ma deuxième phrase, teintée de menace, sembla agacer Aion et mettre le holà à sa difficile réflexion. Malgré cela, il fut apparemment plus stimulé par mes menaces implicites qu'intimidé. Cette idée fut confirmée par ce qu'il me dit par la suite:

-Ho...et moi qui pensait m'être trouvé un compagnon de jeu... C'est dommage... Je m'étais dis que tu aurais bien voulu venir avec moi trouver un ou deux guerrier du clan du vent... Enfin bon... J'irais demander à Sann. Elle, elle sera sûrement d'accord.

Un grognement sourd monta dans ma gorge, et je lâchais, sans avoir pu m'en empêcher:

- Laisse ma sœur en-dehors de ça.

Ma voix était plus grave que d'habitude, et dure comme de la pierre. Mais il y perçait également une pointe de détresse et de supplication qui n'était pas intentionnelle. Je ne voulais pas qu'Aion me prenne pour un faible, et encore moins qu'il se serve de ma sœur, de notre désir de vengeance commun et de notre haine envers le clan du vent pour me mener par le bout du nez.

Hors de question que je me jette dans la gueule du loup. Et pourtant, j'eus bien du mal à faire retomber les poils de mon échine, qui s'était hérissés à l'évocation de Sann et du clan du vent. Mes griffes crissèrent contre le rebord en pierre d'une tombe et je me reculais un peu.

Je repris à l'intention du sombre manipulateur:

- N'approche pas Sann, et ne nous mêle pas aux loups du vent, ni elle ni moi. Tu veux aller t'amuser? Alors fais-le seul. Et laisse-moi tranquille. Je suis venu ici pour me recueillir, pas pour me quereller.

Oui bon j'étais arrivé ici sans m'en rendre compte, et alors? Il n'était pas censé le savoir.

Je fermais un instant les yeux, regrettant déjà ce que j'allais ajouter.

- Je comprends mieux ta famille et leur rejet. Après tout, qui voudrait de toi comme l'un des siens? Il me paraîtrait plus qu'étonnant que tu puisses regarder en face ton reflet dans l'eau.

Ma honte grandit. Décidément, ce mâle tumultueux me faisait découvrir une partie de moi que je n'aimais pas. Je la savais existante cette part d'ombre, je savais qu'elle prenait le dessus quand il s'agissait de mes parents, du clan du vent et de Sann, mais je pensais qu'au fil du temps elle s'était atténuée. Je dus bien me rendre à l'évidence. Elle était plus présente que jamais, et très susceptible.