Kosovo posa une patte sur quelque chose de dur et glacial. Le loup baissa les yeux. Autour de lui, la faible plainte du vent s'engouffrait entre les branches mortes des quelques arbres qui ornaient le cimetière. Sous ses griffes, il aperçut une surface blanche et luisante qui apparaissait de sous la terre, comme un secret mis à nu. Le loup recula d'un pas, lentement, et regarda autour de lui. Ce cimetière était immense. Partout, des dalles d'un blanc immaculé s'arrachaient à la terre comme tout autant de silhouettes lugubres sous le ciel sans lune. Il faisait froid, ça sentait la terre retournée, la moisissure et le bois pourri. Sur un vieil arbre rabougri, une chouette au plumage sombre découpait sa silhouette et l'observait de ses yeux immenses.

Kosovo s'en détourna, et baissa les yeux à nouveau vers la petite surface pâle. Il se mit à gratter, chassant la terre sur les côtés. Ses griffes déclenchaient des cliquetis inquiétants chaque fois qu'elles frôlaient le marbre de la stèle enfouie. C'était une tombe, comme toutes les autres, qui avait basculé en arrière. Les écritures qui la barraient étaient illisibles. Des racines noires s'étaient développées sur l'un de ses bords, et tenaient bon, comme si elle ne voulaient pas la laisser échapper à son cercueil de poussière et de graviers.
Lorsqu'il l'eut dégagée, Kosovo hocha la tête d'un air entendu et continua son chemin. Il connaissait les légendes qui parsemaient ce lieu, entre autre celle qui disait que l'on pouvait perdre la tête si l'on restait trop longtemps au milieu des tombes ; les spectres des loups morts qui reposaient sous ses pattes étaient réputés pour hanter et rendre fou les esprits qu'ils pouvaient atteindre. Mais Kosovo n'avait pas peur. Il ne croyait pas à ces superstitions ridicules. Il avançait d'un pas sûr et hautain parmi les plaques de marbre. Chaque fois qu'il passait devant l'une d'elle, il tentait de déchiffrer le nom du cadavre qu'elle surmontait, mais toujours en vain. Toutes les plaques avaient été détériorée par le temps.

Atteignant enfin un promontoire surélevé sur lequel était dressé un caveau à l'allure noble, Kosovo stoppa sa marche. La tombe était ornée d'une statue pâle représentant un loup aux crocs dévoilés, le buste bombé, les pattes tendues, le regard blanc perdu dans un autre monde. Il ressemblait véritablement à un ectoplasme errant veillant sur l'immense cimetière.
Le loup brun eut un rictus à l'intention de la statue.

- C'est sans doute toi qui intimide tous ces idiots, ricana-t-il. Grogne autant que tu le veux, tu ne m'impressionne pas.

Le vent sembla redoubler et siffla à travers un vieux tronc renversé, mais Kosovo ne s'en soucia pas. Il grimpa sur le caveau d'un bond agile et se coucha sur la dalle, pattes en avant, le cou dressé. Cet endroit lui plaisait ; rares étaient ceux qui y venaient, et ceux-là ne le faisaient très souvent que pour se faire peur, en réponse à des défis. Le loup brun se demanda, balayant du regard le large terrain, s'il ne pourrait pas installer les fondations de son groupe ici-même...

Kosovo n'avait pas bougé. Il avait gardé la même position, stoïque, lui donnant l'allure d'une seconde statue. Mais son ouïe, poussée par son pouvoir, avait capté le pas du second loup qui s'était aventuré ce soir dans le cimetière. Sans un mot et sans un geste, Kosovo suivit, l'oreille tendue, le son de sa marche. L'autre sembla hésiter un instant - sans doute l'avait-il vu - avant de reprendre sa route en déviant légèrement. Il s'arrêta finalement plus loin, sous un arbre décharné, et s'allongea.
Le loup brun attendit un moment. Puis, ne détectant plus un mouvement de la part de l'étranger, il se redressa, s'étira, et sauta du monument. Ses coussinets amortirent le choc et il atterrit sans un bruit. Puis il se dirigea vers l'endroit où semblait s'être arrêté le loup inconnu.

C'était un loup étrange, le pelage gris, la tête blanche, les traits nobles. Kosovo laissa échapper un petit souffle méprisant en s'avançant vers lui, le dos vouté, ses épaules musclées roulant sous son poil brun. Il s'arrêta à quelques pas du loup gris, lui adressa un regard perçant. Un léger grondement monta de sa gorge. Il garda la tête basse, les muscles tendus, prêt à l'attaque.

- Que fais-tu ici, loup ? souffla-t-il à mi-voix.

Il y avait bien longtemps que Kosovo n'avait rencontré d'étranger. Conscient du rôle qu'impliquait son choix à créer un groupe à part, le loup brun s'était débrouillé pour connaître à peu près tous les loups de sa région, et même plus, afin de les jauger et de décider ceux à qui il irait parler ou non. Ce loup ne lui disait rien, sans doute n'était-il pas de son clan. Le clan, Kosovo n'en avait que faire, mais s'il voulait juger au plus vite du caractère et du pouvoir de cet étranger, autant aller direct au plus simple. Et puis, cela faisait aussi longtemps que Kosovo n'avait pas montré les dents.
Il attendit donc, intérieurement amusé, la réaction du loup gris.

Il avait été seul. ho...quoi...2 minutes, avant qu'un bruit ne lui fasse redresser les oreilles et la tête pour tomber nez à nez avec le loup qu'il avait sentit tout à l'heure, celui qui était allongé et qu'il avait vu. réciproquement d'ailleurs, puisqu'il s'était sentit obligé de venir le rejoindre pour le questionner. La seule chose qui l'avait fait tiquer, c'était la position agressive de son vis à vis. Comme s'il cherchait à l'impressionner ou à le défier. Une attitude qui ne lui plaisait pas en sommes, et qui le fit froncer les sourcils. Il venait de se braquer lui aussi.

Ainsi, la réponse à la question du loup ne se fit pas attendre, elle repartit aussi sec, mais en prenant soin de rester neutre. Ne jamais se dévoiler, c'était la clé lors d'un possible affrontement.

- Je n'ai pas à répondre, je suis encore libre de faire ce que je veux.

Aussi ne bougerait-il pas. Non, il l'avait déjà fait, c'était hors de question qu'il ne recommence une deuxième fois. Il était lasse de chercher un nouvel endroit en paix. De toute manière si même ici il ne pouvait l'être, alors c'était définitivement foutu pour le moment. En plus c'était le plus gêné qui s'en allait après tout. Il soupira, un lourd soupir de contrariété qu'il ne cherchait pas à cacher. Non, il lui montrait bien qu'actuellement, il l'emmerdait.

- et puis, je peux parfaitement te retourner la question

Et c'est sur ces bonnes paroles qu'il détourna, la tête, ignorant royalement son vis à vis pour se remettre à son activité première, à savoir s'allonger confortablement et profiter du silence relatif du cimetière, ses oreilles bougeant parfois légèrement, sa queue fouettant parfois l'air autour d'elle. Il avait l'air décontracté et paisible mais se tenait néanmoins près à réagir, si jamais l'autre loup venait à l'attaquer, ses griffes étaient ressorties et s'étaient plantée au sol.

On ne savait jamais

Plus malin que la plupart des loups que Kosovo connaissait, l'autre resta calme, ne dévoilant ni ce qu'il pensait, ni ce dont il était capable. Kosovo sourit, ravalant ses crocs pour s'approcher d'un pas encore de l'étranger, sans pour autant entrer dans son champs d'attaque.

- Moi, je suis là pour visiter, ricana le loup brun en réponse à la remarque désobligeante. Je voulais juste savoir si j'avais quelque chose à craindre de toi, désolé d'avoir été si direct.

Puis il reprit une attitude normale, son poil hérissé se reposa contre ses flancs, et il s'assit pour se gratter les côtes. Toute trace d'agressivité avait disparut de ses traits et c'est un regard cette fois curieux qu'il posa sur le loup gris. Il renifla l'air un instant, sans rien dire, pour capter l'odeur de l'étranger. Il crut reconnaître le parfum des consoudes, plantes qui ne poussaient que sur le territoire de la Terre, et qui avait du laisser quelques traces dans la fourrure du loup gris quand il s'y était frotté.

- Tu es du clan de la Terre ? interrogea Kosovo en s'allongeant à son tour.

Il ne connaissait quasiment aucun loup de ce clan, et il était sûr que la plupart d'entre eux ne portaient pas le clan de l'Air dans le cœur, mais qu'importe. L'observant toujours avec intérêt, Kosovo se demanda si ce loup gris avaient quelque affinité particulière avec son élément, et si les pouvoirs qui en découlaient seraient... intéressants.

"Enfin, j'ai l'impression que je l'ennuie plus qu'autre chose, soupira intérieurement le loup brun. Je crois que ce n'était pas le bon moment..."

Mais qu'importe ? Il n'aurait pu s'en empêcher. Les défis lui manquaient. Les défis, mais non les guerres. Aussi Kosovo se demanda amèrement quand les choses changeraient enfin.