« Et un jour, tu ne te sentiras plus à ta place. Tu ne seras bien nulle part. Tu n'auras plus de famille, plus d'amis, plus de repères. Tu ne verras pas le malaise venir, tu penseras avoir trouvé une nouvelle paix. Mais tu devras te rendre compte que les souvenirs que tu as fait l'effort d'effacer sont loin de t'avoir oubliée également... »

Le soleil n'était plus qu'une fine bande de lumière à l'horizon. La fin de l'hiver voulait faire croire au monde qu'elle n'était qu'un début. La couche de neige épaisse au sol en témoignait. Les pas qui s'y enfonçaient ne craquaient pas, ils creusaient ce tapis immaculé en y laissant de profondes empreintes. On pouvait dire çà et là qu'un être était passé, on pouvait dire de quelle espèce était cet être, mais on ne pouvait croire qu'il s'agissait d'un fantôme : rien ne bougeait, seules ces traces prouvaient que la vie n'avait pas abandonné la forêt.

Sa nouvelle vie, Molmyra en profitait depuis quelques temps à peine. Elle connaissait déjà certains membres de la tribu, elle connaissait aussi les différentes parts de son nouveau territoire. Elle n'avait pas encore de vrais amis, certains la regardaient toujours d'un mauvais œil d'ailleurs. Mais elle avait déjà pris ses marques, elle avait déjà pris quelques habitudes. Comme se recueillir seule, chaque soir ou presque, au Ruisseau de la Solitude. Là, chaque soir, elle se désaltérait, chassait de temps en temps, se faisant la remarque que ce gibier était désormais le sien. Puis elle restait couchée sur un rocher un long moment, faisant le tri dans ses souvenirs afin de ne plus penser à sa mère, à Soar, à Okana, au reste de son ancien clan...

Ce soir-là allait laisser sa trace dans les souvenirs de plusieurs loups.

Un craquement. Molmyra, sur son rocher, leva la tête.

-Jolie boucherie mmmh ?

Le ton chantonnant ne dit rien à Molmyra. Pas avant de voir le regard fou de celle qui portait le surnom du Feu follet, celle qui avait autrefois été son amie, presque sa soeur. Les deux yeux bleus cernés brillaient dans l'obscurité tombante, rappelant à Mo' la lueur que son collier émettait au regard des autres. Lui rappelant également tant de souvenirs. La voix d'Okana émit presque un rire lorsqu'elle prononça quelques mots de plus.


-Bonjour Mo'.

Molmyra posa alors seulement les yeux sur ce qui traînait mollement derrière la louve folle : un corps. Si l'on pouvait encore appeler corps ce morceau de viande déchiqueté, ensanglanté comme une vulgaire pièce de gibier. Dans la pénombre, elle ne reconnut pas de suite le cadavre. Mais elle resta figée à la vue des grandes ailes grises qui s'étendaient dans la neige, sur une trace écarlate encore luisante. Un très mauvais présentement parcourut l'esprit de Molmyra. Ce corps ne pouvait être celui que d'un individu : Soar. Mo' commença à avoir peur.


-Qu'est-ce que tu me veux, Okana ? Je te croyais disparue.

« La rage, la haine, la rancune... Tout reste gravé quelque part, dans un coin du coeur de chaque loup. Et toi, Mo', tu n'as jamais vu ce que cachaient tes proches. Tu as su décelé leurs secrets, leurs pensées, leurs souvenirs les plus lointains. Mais jamais tu n'as su percer le coeur de quelqu'un. Pas même de ta "soeur"... »

Molmyra avait peur, elle se retenait tant bien que mal de le laisser paraître. Même si elle savait que la peur porte une odeur qui tournait certainement autour d'elle... Elle restait figée, sur la rive, regardant Okana comme une apparition. Elle ne pouvait pas être là, impossible! Et pourtant...

Alors qu'elle transissait, Mo' voyait Okana glousser face à elle.

-J’ai taché les grises… Elles sont inutilisables.

La louve grise fit une grimace indéfinissable. Molmyra, étonnée, jeta un coup d'oeil dans son dos. Personne. Okana parlait seule. Elle roulait des yeux et se comportait comme si une présence la hantait réellement.


-Oui mais je n’aime pas faire dans la dentelle… Ça me fait chier, putain.
[...]
-Ouais, c’est ça. Ferme ta gueule un peu, pauvre conne va.


Loin d'amuser Molmyra, ce monologue lui hérissa les poils de la nuque. Okana, qu'elle avait vue enfant pour la dernière fois, était maintenant folle, meurtrière et complètement méconnaissable. Son regard brillant de folie se rapporta à la louve rouge face à elle.

-Je venais juste pour t’apporter un petit cadeau, avant qu’on ne se quitte. Tu n’es pas contente de me voir ?

Molmyra recula de quelques pas en tremblant. Elle ne savait pas si ce qu'elle voyait était réel. Et elle espérait que non. Les crocs luisants dépassait du sourire assassin d'Okana. il semblait à Molmyra que l'air devenait lourd, que le soleil offrait de moins en moins de lumière, déjà caché loin derrière l'horizon, comme s'il présentait ce qui allait se passer.


-Okana, qu'est-ce que tu vas faire ?

A cet instant-même, Molmyra s'en voulut d'avoir laisser sa voix trembler.