Cette nuit, les Collines de L'Oubli étaient calmes. Le constant couché de soleil baignait le paysage de sa paisible lumière dorée, donnant à l'herbe de légers reflets miel. Un vent frais s'était levé et avait fait fuir toute présence animale, ces derniers qui, en sentent le retour du froid préféraient se mettre au chaud. On aurait pu croire qu'il s'agissait d'un soir comme un autre, mais en réalité, parmi ce tableau d'ambre une tâche éteinte laissait la tentation orangée la convaincre. Car cette nuit, une louve grise était assise, droite et crispée, aveugle à ce spectacle. De ses yeux fermés coulaient des larmes où le reflet du soleil couchant pouvait être aperçu quelques secondes avant de s'écraser au sol. Cette nuit, le doute la rongeait : devait-elle ouvrir les yeux pour mettre fin à son supplice ? Ou était-ce son devoir de porter ce douloureux fardeau ? Allait-elle regarder suffisamment la lumière pour que son souvenir s'efface ? Et que faire si cette dernière choisissait de lui retirer ses souvenirs heureux ? Beaucoup de questions traversaient ses pensées, parfois étouffées par les appels aux secours de son cœur. Que voulait-elle vraiment, cette louve perdue et effarouchée ? Oublier à jamais le souvenir de son frère pour ne plus avoir à souffrir de son absence, ou porter cette souffrance à jamais dans son cœur jusqu'à son retour ? Peu importe la réponse choisie, elle serait seule. Seule de ne plus avoir de frère, et seule qu'il l'ai abandonnée. Maintenant il fallait choisir, et déjà les yeux de la louve frémissaient pour s'offrir à la lumière qui lui rendrait à nouveau sa légèreté et son insouciance.

Seulement, rien ne se passe jamais comme prévu, et ça, Leyna l'avait oublié.

Alors que Leyna commençait à apercevoir la lumière dorée du soleil couchant, une voix sortit de nul part. Par réflexe, Leyna se retourna pour en analyser la source. Il s'agissait d'une louve noire et blanche, et de par sa question, Leyna supposa qu'elle devait faire partie de la tribu des Crocs du Feu étant donné qu'elle était sur leurs terres. La guérisseuse n'avait pourtant vu personne quand elle était arrivée... Avait-elle hésité trop longtemps, assez pour que sans un bruit, quelqu'un la découvre ici, à la merci des rayons du soleil ? La louve bicolore en face d'elle baissait légèrement la tête, surement dans le but de garder sa mémoire intacte... mais elle n'avait pas l'air menaçante. Leyna préféra jouer la carte de la sûreté, ne voulant provoquer la louve par sa présence non désirée.

- Je suis Leyna, guérisseuse de la Tribu des Hurlements du Vent.

Elle espérait que la louve n'était pas hostile à sa meute, et qu'elle ne l'a chasserait pas. Avant de continuer sur la raison de sa venue, elle se décala pour se mettre face à la louve, le dos légèrement tourné vers le soleil pour ne pas risquer de le regarder par mégarde. Elle pouvait ainsi mieux dévisager l'étrangère. Elle avait des yeux jaunes, tel un reptile. Ses traits étaient doux, elle n'avait pas l'air d'une guerrière, ni d'une espionne.

- Ne te méprends pas, je suis seulement venue ici parce que je suis intriguée pas ces collines.

Ce n'était pas la vérité, mais ce n'était pas un mensonge non plus. Elle allait ouvrir les yeux après tout, et effacer un souvenir de sa mémoire. Maintenant que l'occasion était manquée, elle doutait de sa décision, mais elle aurait aimé savoir si c'était vraiment possible. Effacer un fragment de mémoire par un simple regard vers l'astre solaire lui paraissait quelque peu surjoué. Elle sentait la brise du soir sécher les dernières traces de ses larmes le long de ses joues, et espéra que la louve ne les vit pas. Il fallait maintenant attendre sa réaction, puis elle aviserai.

A sa grande surprise, la louve du feu se présenta. Leyna n'avait pas eu tord, elle n'avait pas l'étoffe d'une guerrière, mais elle avait la douceur et la patience d'une Nourrice. Les muscles de la louve grisâtre se détendirent un peu, elle n'avait rien à craindre, Moon n'attaquerai pas sans raison... Même si en l’occurrence, elle en avait une. Leyna n'avait rien à faire là, et son excuse ne paraissait pas la convaincre. Elle attendait la suite, pleine d'appréhension.

- Est-ce que tu sais ce que cet endroit a de spécial ?

Leyna resta interdite quelques instants. Se moquait-elle d'elle ? Sa tête légèrement penchée et pleine de curiosité paraissait la sonder. Elle ne savait pas si la louve la testait, ou si elle ignorait vraiment la particularité de ce lieu. Cela l'étonnait car après tout, elle était sur ses terres, et en tant que Nourrice, elle devait connaitre tous les dangers pour protéger les louveteaux dont elle avait la charge. Leyna plissa légèrement les yeux, ne sachant vraiment quoi penser. Mais si la louve noire et blanche ignorait vraiment le mal habitant cet endroit, c'était son devoir de le lui dire. En tant que guérisseuse elle ne pouvait pas laisser quelqu'un insouciant devant ce pouvoir morbide.

- Je m'étonne de ton ignorance... Ne sais-tu pas que sur tes terres un simple regard timide au couché du soleil peut faire à jamais disparaître un fragment de mémoire ?

Leyna n'avait pas encore décidé si la louve ne savait vraiment pas, ou si elle se jouait d'elle, alors elle espérait que l’ambiguïté de question lui apporte des réponses. En tant que guérisseuse, elle connaissait les terres de l'air par cœur, car dans chaque recoins pouvait se trouver une plante miraculeuse. Elle avait d'ailleurs plus d'une fois foulé les terres du feu les jours de brouillard ou d'orage, quand tout le monde est à l'abri, pour pouvoir récolter quelques fleurs et les ajouter à sa collection.

Leyna avait dû vexer la louve du feu, car elle semblait quelque peu interloquée par sa réponse. Le choix de ses mots n'avaient pas été des plus fins. Mais Leyna fut amusée en entendant l'anecdote de Moon, puis vint la culpabilité. Et si ça lui était vraiment arrivée ? Si elle avait elle aussi oubliée de quelle meute elle venait, alors que cétait sa seule famille et sa plus grande fierté ? La guérisseuse se rendit soudain compte de l'irresponsabilité de ses actes : elle avait un rang à tenir, une place à occuper, et c'était inconscient de l'avoir mis en jeu juste parce qu'elle ne pouvait supporter l'absence de son frère. Elle était en colère contre sa faiblesse ! Ne deviendrait-elle donc jamais forte ? Elle pensait avoir gagné en courage et en rigueur suite aux dérèglements répétés de sa vie, mais elle s’apercevait que la force acquise suite à tous ces obstacles surmontés fut presque réduite à néant ce soir. Quelle sotte elle était ! Moon l'a ramena à la réalité, et elle remarqua qu'elle s'était légèrement coupé la gencive en serrant sa mâchoire sous le coup de la colère et de la honte. Elle avala le gout amer du sang et de la défaite et reporta son attention sur la nourrice qui après un moment d'absence semblait s'être rappelée de sa présence.

- Leyna, qu'est-ce que tu fais ici si tu sais ce que tu risques ?

La question gela la louve sur place. Ce qu'elle était venue faire ici ? Une grosse erreur ! Sûrement la plus grosse de sa vie. Mais ça, Leyna n'avait aucune envie d'en parler à une louve qu'elle venait de rencontrer. Elle n'avait pas non plus envie de conter la fuite de son frère, rien que d'y penser elle en avait la boule au ventre. Mais Moon paraissait méfiante, comme si elle venait de se rendre compte que le comportement de l'étrangère était quelque peu suspecte. Il fallait cette fois lui donner une réponse convenable, sinon cela pourrait compliquer les choses. Leyna n'avait plus qu'une envie à présent : rentrer sur ses terres et se rouler en boule protégée par les racines de son arbre et jouir d'un sommeil réparateur. Elle déglutit une nouvelle fois, avalant les dernières traces de sang et soupira. Non un soupir d’énervement ni de nonchalance, plutôt un soupir fatigué, aigri par la vie. Elle plongea ses prunelles dans celles de Moon, cherchant ses mots.

- Il y a quelqu'u... quelque chose que je voulais oublier. Dit-elle d'une voix faible et lointaine.

Elle espérait que la nourrice ne pose pas plus de question et qu'elle se contente d'accepter cette réponse sans la réprimander pour son imprudence. Leyna tenta pour ça une diversion pas vraiment recherchée :

- Et toi ? Je ne m'attendais pas vraiment à faire une rencontre ici... Demanda-t-elle, maintenant curieuse de sa réponse.

Moon parut surprise de la question mais ne s'en offusqua pas. Leyna sentit quelques un de ses muscles se détendre. C'est vrai, pensa-t-elle, elle a eu de la chance de tomber sur une nourrice patiente et calme. Elle n'osa imaginer ce qui aurait put se passer si elle était tombée sur l'un des guerriers les plus féroces des Crocs du Feu. Leyna se souvint alors du frêle Shaggy, un des seuls membres de ce clan qui ne correspondait pas vraiment à leur réputation. Elle eu un sourire en coin au souvenir de sa voix tremblante et entrecoupée de hoquets provoqués par la peur du moment. Enfaîte, elle avait eu tord de le sous-estimer, elle était tout aussi lâche que lui, à vouloir fuir la souffrance et le présent plutôt que de s'y confronter. D'ailleurs, la voix de son interlocutrice la ramena à la réalité. Elle se faisait réprimander pour avoir franchi les frontières sous un coup de tête, tout ce qu'elle avait voulu éviter. Il était temps de faire des excuses, étant donné qu’apparemment son motif n'était pas assez conséquent pour Moon.

Oui et j'en suis désolée, mais je- Commença-t-elle avant de s'arrêter net.

Elle chercha des yeux la provenance du son qui avait légèrement chatouillé ses oreilles, sans en trouver l'origine. Enfin, pas avant qu'une étrange ombre noire s'en échappe. Leyna ne comprenait pas ce qui se passait. Tel un réactif au danger, son pouvoir s'actionna et le vent se souleva. S'était-elle trompée sur la bienveillance de cette louve, allait-elle finalement lui faire payer son intrusion, comme un loup des Crocs du Feu l'aurait en temps normal fait avec un plaisir évident ? Leyna recula d'un pas, mais déjà l'ombre se répandait tout autour d'elles, les enveloppant de son obscurité. Leyna paniqua, et instinctivement, elle tenta de dissiper ce dôme en provoquant une bourrasque. En vain, rien ne semblait ébranler ce funeste abri, ce dernier ayant obscurcit entièrement la dangereuse lumière du soleil couchant, laissant place à l'illusion d'une nuit calme et claire. Leyna, dont le pelage était doucement caressé par l'étreinte du vent, ne comprenait pas les réelles motivations de Moon. La nuit d'un rêve ? Que voulait-elle dire par là ? Leyna était sure d'une chose : Moon était bien l'auteur de cette protection obscure, mais avec quel motif ?

C'est toi qui a fait ça ? Pour nous protéger ? Demanda-t-elle, méfiante.

Elle espérait que ce soit le cas, car même si elle semblait calme, son esprit était incertain et les craintes y fusaient. Cherchait-elle vraiment à l'abriter de la menace extérieure ? C'était, certes, un pouvoir peu commun et justement : Leyna ne pouvait savoir s'il ne s'agissait là que d'une illusion, d'un paysage éphémère, ou d'un piège bien déguisé.